17/07/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

Profession :Prêteur sur gage

01/07/2009
Chen Hui-ying
PHOTOS DE CHUANG KUNG-JU / TAIWAN PANAROMA

>> Les monts-de-piété sont une pratique répandue dans la culture chinoise. On en retrouve la trace dès la dynastie des Han, en 200 av. J.-C. Aujourd’hui, ils continuent de représenter une forme de crédit et une main tendue à ceux qui sont au pied du mur



Les maisons de prêts sur gage, un trait caractéristique de la vie économique du monde chinois.

Au Service municipal des prêts sur gage à faible montant (SSLS), un homme d’une quarantaine d’années, très correctement mis, apporte un ordinateur portable au guichet. Lorsqu’on lui donne le reçu du dépôt, il le fourre au plus profond de son portefeuille, comme s’il souhaitait qu’on ne le découvre jamais. Les produits électroniques perdent très vite leur valeur, ainsi, ce prêt de 3 000 dollars taiwanais n’est que de trois mois, mais le soulagement de l’homme est palpable.

Chen Hwei-pin, le directeur du SSLS de Taipei, explique que la plupart des clients sont des femmes au foyer, des chômeurs ou des gens aux revenus irréguliers. A court de liquidités, ils n’ont pas d’autre choix que d’apporter l’unique bijou de famille pour tenir jusqu’à la prochaine rentrée d’argent. Mais depuis la fin de l’année dernière, les couloirs se remplissent d’une nouvelle catégorie de population : des hommes bien habillés, qui gagent des biens d’une certaine utilité, comme un ordinateur ou un scooter. « C’est sûr, ce sont des victimes du tsunami financier, de la crise », résume Chen Hwei-pin. Avec la hausse du chômage et la fin du versement des indemnités de licenciement pour ceux qui ont perdu leur emploi l’hiver dernier, les prochains mois devraient voir une forte progression des prêts sur gages, estime-t-il.

Selon Huang Yi-hsiu, le président de l’Association des prêteurs sur gage de Taipei, la plupart des clients ont entre 25 et 50 ans, mais ces derniers temps, la proportion de personnes âgées a sensiblement augmenté. Juste avant le Nouvel an lunaire, un vieux couple est venu apporter une motocyclette datant des années 70. Ils espéraient la déposer pour 5 000 dollars taiwanais, mais malheureusement, elle ne fût acceptée que pour 3 000 dollars. Huang Yi-hsiu put lire dans leurs yeux la tristesse et le désespoir. Ils expliquèrent qu’ils avaient fait plusieurs petits boulots mais que maintenant, ils n’arrivaient plus à joindre les deux bouts. Après une demi-heure de laborieuses tractations, Huang Yi-hsiu finit par leur donner les 5 000 dollars qu’ils réclamaient. Il les laissa même rentrer avec la motocyclette, pour qu’ils économisent le prix du ticket de bus. « De toute façon, cette vieille moto déglinguée aurait pris trop de place. Tout cela n’a pas vraiment d’importance ! »

« Nous ne sommes pas des brocanteurs »

Huang Yi-hsiu note que la valeur moyenne des objets déposés n’a cessé de dégringoler. Dans le passé, celle-ci pouvait atteindre jusqu’à un million de dollars et beaucoup d’objets étaient gagés autour de 500 000 dollars. Mais aujourd’hui, explique-t-il, on lui apporte des choses qui ne valent pas un clou, comme des micro-ondes usagés, des cuiseurs automatiques épuisés, des vieilles montres à quartz ou encore des téléviseurs à tubes d’un autre âge ! Un homme a même proposé de déposer en gage sa place au cimetière ! « Nous ne pouvons pas nous permettre d’accepter tout et n’importe quoi sous prétexte que nous sommes un service public. Dans ces cas-là, la seule chose que nous puissions faire, c’est de diriger ces personnes vers les services sociaux », note Chen Hwei-pin. Huang Yi-hsiu montre du doigt un bibelot taillé dans un cristal violacé fixé sur un socle en bois. « Cela ne vaut pas plus d’une centaine de dollars, mais j’ai accepté de le gager pour 1 500 dollars, raconte-t-il, parce que derrière chaque objet déposé, quelle que soit sa valeur, c’est l’histoire d’un drame humain qui se cache ! » Les maisons de prêts sur gage ont l’obligation de faire un rapport à la police chaque mois, et on peut clairement y lire la très forte baisse de la valeur totale des objets déposés. « Les gens n’ont plus rien à gager ! », s’exclame-t-il.

Est-ce à dire que les Taiwanais achètent moins d’objets de prix ? Huang Yi-hsiu dit que par le passé, des biens de grande valeur, tels que les diamants ou les montres de marque, circulaient beaucoup dans l’île, et personne dans la profession ne s’inquiétait de trouver un acheteur. La situation a définitivement changé au mois de juillet de l’année dernière. Le flot d’argent facile semble s’être tari, et plus aucun de ces nouveaux riches ne vient dans les maisons de prêt sur gage trouver la bonne affaire : un objet de luxe à bas prix. Au contraire, ce sont des hommes d’affaires de Hongkong ou de Dubaï qui viennent rafler à des prix ridiculement bas des lots de 400 ou 500 montres de luxe, pour les revendre sur le marché chinois.

Le test des contrefaçons

Huang Yi-hsiu se souvient que durant l’époque du boum économique, on voyait des chefs de petites entreprises venir déposer leur Mercedes Benz pour deux ou trois millions de dollars taiwanais, ou alors pour une dizaine de millions de dollars de bijoux. Ils cherchaient simplement à faire face à un besoin de liquidités à court terme. « Ils payaient les intérêts sans discuter, se souvient Huang Yi-hsiu, et une fois, l’un d’eux a déposé sept voitures uniquement pour avoir le liquide nécessaire à quelques coups sur le marché boursier ! Une semaine après, il revenait pour tout racheter. Aujourd’hui, avec la crise, tout est différent. » Les fraudes et les arnaques sont aussi devenues plus fréquentes. Les objets en or, les sacs de grandes marques et les montres de luxe se révèlent de plus en plus souvent des faux, et les prêteurs sur gage font preuve d’une grande circonspection, d’autant plus que la responsabilité pénale de celui qui fait preuve d’indélicatesse en déposant un objet contrefait n’est jamais engagée, le prêteur n’ayant donc aucun recours contre ce dernier.



Pour éviter aux clients la gêne d’être reconnus dans ce type d’établissement, un nombre croissant de maisons pratiquent le prêt anonyme.

Votre argent, votre vie

Avec les années, les objets déposés en gage dans les maisons privées se sont aussi fortement diversifiés, et on a assisté à une forme de spécialisation des maisons de prêt. Aujourd’hui, certaines n’acceptent que les objets de marque tandis que d’autres ne prennent que les voitures. C’est par exemple le cas à Taipei où l’on trouve la plupart des maisons spécialisées dans le dépôt de véhicules, le taux d’intérêt y étant plus élevé qu’ailleurs et les risques plus réduits aussi. Elles représentent d’ailleurs près de 90% des maisons de prêts sur gage de la capitale.

Huang Yi-hsiu, de son côté, s’est spécialisé dans le domaine bien particulier des très gros véhicules : bateaux, yachts, camions, etc. Lorsqu’on entre dans sa boutique, située dans l’arrondissement populaire de Wanhua, on est surpris de ne trouver qu’un petit espace de quelques mètres carrés sur lequel donne une minuscule fenêtre formant un guichet. Difficile d’imaginer que derrière cette façade dépareillée se cache une affaire des plus sérieuses.

Huang Yi-hsiu a par exemple accepté d’un homme d’affaires de Kaohsiung un navire de transport de gravier d’une valeur de plus d’un milliard de dollars taiwanais. Déposé pour 40 millions de dollars, il a été récupéré par son propriétaire un mois après. L’affaire n’a rien d’étonnant pour lui, qui a aussi sur les bras un grand nombre de chalutiers, arrivés dans ses filets avec la forte hausse du prix du pétrole suivie du tsunami financier. Un grand nombre de pêcheurs se sont en effet convaincus qu’il n’était plus économiquement viable de sortir en mer, et qu’il valait mieux déposer leur outil de travail contre du liquide, en attendant des temps meilleurs. Malgré tout, ces pêcheurs doivent payer les intérêts mensuels du dépôt, ce qui suppose pour eux soit de repartir en mer, soit d’acheter auprès d’autres pêcheurs des cargaisons de poisson à revendre. Parfois et en fonction des conditions, Huang Yi-hsiu laisse les pêcheurs de haute mer utiliser leur chalutier pour des sorties occasionnelles. Le plus gros risque pour Huang Yi-hsiu est de voir le bateau pourrir sur cales parce que le pêcheur est incapable de reconstituer un équipage ou de racheter son bien. « J’ai 20 chalutiers sur les bras aujourd’hui, un vrai casse-tête », affirme-t-il.

Lorsque l’objet déposé est un outil de travail, on est parfois obligé d’enfreindre les règles. Huang Yi-hsiu évoque le cas de centaines de chauffeurs de taxis qui sillonnent les rues de la capitale. « Six taxis sur dix roulent avec de l’argent emprunté. On peut retirer de 20 000 à 50 000 dollars taiwanais avec le dépôt d’un véhicule, et si le client est connu et digne de confiance et qu’il réclame un prix raisonnable, il repart souvent avec l’argent et le véhicule. Ces temps derniers, c’est devenu très fréquent. Heureusement, on a très peu de cas de clients qui s’enfuient avec l’argent. »

On assiste aussi à un phénomène nouveau : le placement en dépôt d’un nombre croissant de pièces détachées de machines industrielles, voire d’usines entières. Une société de travaux publics a même déposé son armada de bulldozers pour faire face à la morosité du marché immobilier qui a littéralement mis en péril l’exécution de ses chantiers. En octobre dernier, raconte Huang Yi-hsiu, un homme d’affaires est venu déposer un car de tourisme, entièrement équipé et tout neuf, avec une valeur sur le marché de 8 millions de dollars taiwanais. Il en a réclamé 4,2 millions. Aujourd’hui, le véhicule trône toujours sur le parking de la maison de prêt sur gage. « Personne n’en veut et je vais être obligé de le céder à 3 millions ! Je vais perdre plus d’un million de dollars dans cette affaire », se lamente Huang Yi-hsiu. Au point où en sont les choses, la dizaine de parkings des maisons de prêt de Taipei et de sa banlieue sont pleins à craquer avec 700 à 800 véhicules entreposés sur chacun d’entre eux.

Avec la crise, certains vont jusqu’à laisser leurs objets les plus intimes dans les maisons privées de prêts sur gage, ce qui peut aller des sandales aux sous-vêtements, des objets qui finissent invariablement sur les marchés de nuit où ils sont revendus à 10 dollars la pièce. Certains viennent même déposer des objets n’ayant qu’une valeur affective, ce qui laisse supposer de la grande détresse économique dans laquelle ils se trouvent. Pour Huang Yi-hsiu, ce sont majoritairement des personnes qui sont frappées d’interdit bancaire. Si aucun accord n’est trouvé là, c’est alors vers des usuriers qu’elles se tournent, une situation préoccupante à laquelle les pouvoirs publics feraient mieux d’accorder plus d’attention, prévient Huang Yi-hsiu.

Mais la crise n’épargne pas non plus les maisons privées, qui ont aussi des difficultés à survivre. Huang Yi-hsiu estime que sur les 273 dénombrées à Taipei, une trentaine a déjà fermé depuis le mois de septembre dernier. Parmi elles, des institutions qui existaient depuis une trentaine d’années et dont le dépôt d’or était la principale source de revenus. Avec l’envolée du prix du lingot, il est maintenant devenu plus rentable de le revendre aux bijouteries.

Le taux d’intérêt pratiqué par les maisons privées, plus élevé que ceux en vigueur dans les institutions publiques, n’a pas arrangé leurs affaires. Face à la dureté de la conjoncture, un grand nombre de ces maisons privées, notamment dans le sud de l’île, se sont mises à pratiquer le prêt sur gage anonyme. On y accède en voiture, et sans avoir besoin d’en descendre ou d’éteindre son moteur, on dépose l’objet à gager sur un guichet. Après vérification, le liquide est immédiatement remis à la personne dans les mêmes conditions d’anonymat et de rapidité de la transaction.

Cette vieille institution, caractéristique du mode de vie économique du monde chinois, de son rapport à l’argent et à la possession, semble aujourd’hui menacée par la crise. Il convient peut-être d’en renouveler le fonctionnement et de rapprocher cette pratique traditionnelle des établissements de microcrédit pour lui redonner le souffle nécessaire à sa pérennité.

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